Du devoir de soumission générale chez Kant

Du devoir de soumission générale chez Kant

Philippe Brindet - 13.11.2009 + 08.12.2012

Le sujet

Dans une émission sur France-Culture [1], Raphael Enthoven indique que Kant aurait énoncé un principe selon lequel il ne serait pas permis de résister à l'Etat de droit. Ce principe aurait été invoqué par Eichmann dans son procès pour légitimer la répression nazie.

Michael Foessel s'insurge contre cette affirmation qu'il qualifie d'erreur. Erreur qu'il indique proférée par Michel Onfray [2]. Foessel qualifie cette erreur de philologique sans expliquer pourquoi . Il tente alors de démontrer, à son opinion, en quoi il s'agit d'une erreur historique.

Selon Foessel, Kant profère son principe en 1793 ou 1794, pendant la Révolution la plus dure. Or, en Allemagne, pour Kant, la question est de savoir qui se rebelle contre la République, sinon les émigrés qui soutiennent et excitent les brigands de Vendée ?

Il est évident que Kant pensait donc à un devoir de soumission au bénéfice du seul Etat de droit légitime, la République de Robespierre. L'invocation de Eichmann rappellée par Onfray serait donc un contre-sens historique. Enthoven approuve.

Commentaire

Sur le site de France-Culture, on apprend que Michaël Foessel est un professeur de philosophie, Maître de conférences à l'Université de Bourgogne, spécialiste de philosophie allemande et de philosophie politique. Foessel est auteur de deux ouvrages [3], dont un avec l'animateur de l'émission, Enthoven. Sa fiche Wikipedia lui attribue un autre ouvrage sur la pipolisation et un autre sur Ricoeur, et d'autres ouvrages pédagogiques, sans précision [4].

Foessel est donc un philosophe professionnel. Il semble très porté sur la chose religieuse. Son point de vue sur la Révolution française fait étonnemment penser au statut de l'"Evangile" pour beaucoup de protestants et de catholiques progressistes. Le personnage de Robespierre pourrait jouer pour lui le rôle de Jésus pour ces "religieux".

Il n'est bien sûr pas possible de suivre la réflexion de Foessel.

On a ailleurs dénoncée [5] la servilité de Kant, particulièrement démontrée dans "Qu'est-ce que les Lumières ?", qui date de 1784, alors que personne n'imaginait la "République" de Robespierre, et qui est dédié non pas à l'avocaillon d'Arras mais au dictateur des Lumières qu'était le roi de Prusse, dont Kant se déclare le plus sérieusement du monde "le contributeur soumis". Kant a d'ailleurs été contredit l'année suivant la publication de son pamphlet par une publication éponyme de Moïse Mendelssohn qui, a notre connaissance n'a pas été traduite en français. Et pour cause ! Mendelssohn s'élevait contre l'hymne à la servitude qu'il lisait chez Kant.

Et sur la question de la "résistance", on peut lire dans l'opuscule de Kant, pour une fois concis et à peu près clair :

"... l'usage public de sa raison doit toujours être libre, et seul il peut répandre les lumières parmi les hommes ; mais l'usage privé peut souvent être très étroitement limité, sans nuire beaucoup pour cela aux progrés des lumières."
et un peu plus loin :
"Un citoyen ne peut refuser de payer les impôts dont il est frappé ; on peut même punir comme un scandale (qui pourrait occasionner des résistances générales) un blâme intempestif des droits qui doivent être acquittés par lui."
Non seulement il n'existe aucun droit de résistance selon Kant, mais il existe au contraire un devoir de servilité générale, et ceci, pas seulement à l'égard de la République, comme le prétend Foessel qui a dû se tromper de dix ans dans ses dates, mais au bénéfice du roi de Prusse !

Kant n'a jamais développé la moindre philosophie. Il n'a jamais été capable de produire qu'une idéologie fumeuse, obscure et salariée des dictatures, à leur service sous Robespierre, Bonaparte, Lénine et Hitler, Mao et Pol Pot [6].

L'obscurité de son expression, ainsi qu'une pénible géométrie de concepts tous plus mal choisis les uns que les autres, permet des discussions à n'en plus finir sur n'importe laquelle de ses affirmations. Il fait donc le régal des professionnels de l'enseignement pour qui son oeuvre est littéralement un piège à cons.

Engels l'avait déjà détecté dans la Révolution française, entièrement déroulée entre les mains de la classe bourgeoise, selon lui [7]. Cette classe bourgeoise est pourtant identifiée à la caste des savants de Kant qui, seuls, s'investissent du droit de la libre pratique de la raison dans l'espace public. Or, Marx et Engels étaient eux-mêmes des membres de cette caste des Lumières.

Le travail sacrilège de Onfray sur Kant est très partiel. Mais, la réaction a montré sa violence dès lors qu'on touchait à ses "vaches sacrées". Le renversement de l'idole "Kant" par Onfray accompagne ainsi celle de l'idole Voltaire par Xavier Martin [8].



o o o


Notes

[1] Les nouveaux chemins de la connaissance, par Raphaël Enthoven, du lundi au vendredi de 10h à 11h. émission du vendredi 13 novembre 2009 : "Kant 4/4 : Comment peut-on être Kantien ?" retour au texte

[2] Peu au fait des querelles germano-pratines du Troisième millénaire, je me demandais où Foessel-Enthoven avait bien pu dénicher cette perle de Onfray, auteur qui obtient très peu de mes sufffrages. Une rapide recherche sur Internet me fait découvrir l'existence d'une pièce de théâtre du Normand. J'ignorais qu'il théâtrait tout en philosophant. A la réflexion, c'est assez l'auteur.

Ne voulant pas prendre trop de temps, j'ouvre une page sur le site "sitoyen" Agoravox, Absourdi, je découvre que Onfray est parvenu à faire se hérisser la "gentry" parisienne. Sur cette page, sous forme d'une vidéo, je trouve le mémoire du procureur de ce procès qui, bien qu'il traite un Normand, ne se passe pas à Rouen.

A l'instruction, rien moins que Elisabeth Badinter. Pauvre Michel. Déjà que Servet a été étranglé pour moins que ça ...

Aussi quelle idée de déclarer que Kant est un précurseur d'Eichmann. Onfray voulait dire seulement qu'il n'aimait pas Kant. Au lieu d'Eichmann, il aurait pu dire le Pape ou je ne sais qui.

Sa Hauteur, Madame Badinter, costumée en procureur de Moscou, attaque Onfray en l'accusant de prétendre que l'hitlérisme se revendiquait kantien. Le pauvre garçon, à la limite de la décomposition, proteste d'une vois mourante qu'il limitait son propos à Eichmann.

Ravie, Sa Hauteur lui assène alors que nulle part dans sa pièce, elle n'a pu lire le point essentiel chez Kant : "Traiter soi-même et autrui toujours comme une fin et jamais comme un moyen." ce qui lui rendrait insupportable sa constante insinuation que l'impératif catégorique servait de base philosophique à Eichmann. Ah bon ...

Or, son énoncé - très personnel, parce que Madame Badinter devra, pour référencer son théorème, faire bien des efforts pour trouver une citation chez Kant n'ayant pas été abrogée dix pages plus loin - utilise un verbe d'action qui exclut en soi une fin. Ce verbe d'action indique en lui-même un moyen. "Traiter", c'est essentiellement "appliquer, faire subir un traitement" et c'est en soi un moyen. Le soi ou l'autrui, objet de ce traitement, ne peut être qu'un objet. L'objet de la morale kantienne, si elle est traitement du soi ou de l'autrui, ne peut faire de l'autrui ou du soi ni un moyen, ni une fin. Un objet, c'est tout. Et c'est la preuve décisive de la régression kantienne que sa morale établit l'homme en un objet.

On arrêtera là le débat sur le Eichmann kantien de Onfray. retour au texte

[3] Le site de France-Culture cite ;
  • Michaël Foessel, "Kant et l'équivoque du monde", CNRS - 2008
  • Raphaël Enthoven, Michaël Foessel, "Kant", Librairie Académique Perrin - octobre 2009/li>
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[4] Une rapide recherche permet de trouver :
  • "La religion", Michaël Foessel, Scolaire / Universitaire (poche). Paru en 02/1999
  • "Pourquoi les hommes se disputent-il à propos de dieu ?", Michaël Foessel, Gallimard Jeunesse, 10/2007
  • "Modernité et sécularisation - Hans Blumenberg, Karl Löwith, Carl Schmidt, Leo Strauss", Michaël Foessel, Myriam Revault D'Allones, Jean-François Kervégan, Cnrs Philosophie, CNRS Eds 05/2007
Il semble aussi avoir traduit chez Flammarion en 2003 un ouvrage de Kant, "Critique de la Raison pratique".

[5] Philippe Brindet, "Idéologie kantienne et relativisme religieux". Avril 2005. retour au texte

[6] On revient à Onfray et à son "Le Songe d'Eichmann". Elisabeth Badinter a tort quand elle affirme que la priorité de la règle morale qu'elle qualifie de kantienne protège Kant de toute paternité dans le nazisme. Quand Onfray rappelle les passages antisémites dans l'oeuvre de Kant, Badinter les trouve partout ailleurs que chez Kant. C'est un peu court pour exonérer l'auteur fétiche des Lumières d'avoir inspiré Eichmann d'après Onfray, le nazisme et le marxisme. D'autant que le nazisme ne se caractérise pas seulement par l'anti-judaïsme. Il a aussi été un persécuteur farouche des chrétiens et de toutes les religions. Il a été un produit du pangermanisme qui a dérivé des héritiers de Kant, comme Fichte (Discours à la Nation allemande) qui était aussi un fanatique soutien de la Révolution française dont il a été le salarié.

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[7] "Socialisme scientifique, socialisme utopique", parue en 1880. retour au texte

[8] "Voltaire méconnu. Aspects cachés de l’humanisme des Lumières", de Xavier Martin Dominique Martin Morin, 351 p.. Sur Amazon. retour au texte


Revue THOMAS (c) 2009