Les Cosaques du Don et le chant orthodoxe
Philippe Brindet
22 septembre 2009




Dans l'Histoire de la Musique, à bien des égards, le chant orthodoxe tient une place bien distincte. Il forme un monde à part que l'Occident, au sens latin aussi bien qu'anglo-saxon, n'a jamais tenté d'imiter. A ma connaissance, il existe seulement deux compositeurs contemporains, le polonais Penderecki et l'estonien Paert qui, se trouvant à la fois aux confins de l'orthodoxie et dans un monde occidental vidé de sa culture, se sont adressés à l'inspiration de l'art orthodoxe.

La dictature marxiste-léniniste a été incapable d'éradiquer la culture orthodoxe, à la différence du maternat marxiste-capitaliste qui, lui, est parvenu à renvoyer dans de chiches et ridicules musées les dernières manifestations de la culture occidentale.

Cependant, terriblement persécutée à partir de 1917, l'orthodoxie avait une branche émigrée, réfugiée dans les pays de l'Ouest. En France, ce furent les Russes blancs. Combien de chauffeurs de taxi, de gardiens de nuit, étaient des artistes et des intellectuels russes, réduits à l'indigence, et qui rêvaient d'une restauration. Ainsi, dans les années 20, d'anciens soldats de l'Armée tsariste, internés en Turquie, parvinrent à rallier l'Allemagne. Autour du lieutenant Serguéi Zharov, ils formèrent une chorale d'hommes, les Cosaques du Don, qui devint fameuse en Occident par des tournées, puis des enregistrements qui étonnèrent les occidentaux.

Zharov était un ténor, chef de choeur et arrangeur, qui eut l'immense mérite de faire vivre son groupe vocal en le faisant travailler à la fois dans le chant profane et la liturgie propres du monde orthodoxe.

Il eût des chanteurs de légende. Comme ce Gleb Chandrowsky qui chante des fa un octave sous Sarastro, ou Pavel Michalick qui chante des mi juste en dessous. Ou encore le formidable Ivan Rebroff qui, du temps de sa jeunesse, chanta comme soliste notamment chez Zharov.

Les Cosaques du Don de Zharov avaients des ténors très aigus, et même des contre-ténors à une époque où cette voix était quasi-inconnue en Occident. De la sorte, le choeur couvrait une étendue spectrale absolument unique. Plus encore, tous les chanteurs avaient des voix absolument ... anormales, avec une richesse de timbre et des tempéraments d'une violence extrême. Parfois, la finesse d'interprétation s'en ressent par une rudesse certaine. Mais, si d'autres ensembles vocaux du monde orthodoxe ont chanté avec plus de finesse, notamment certains chants parmi les plus connus, aucun ne ressemble aux Cosaques de Zharov.

Selon certains commentateurs, le court extrait musical illustrant cette page proviendrait d'un hymne pascal d'auteur liturgique inconnu. Il a probablement été adapté musicalement par Zharov et ce serait Gleb Chandrowsky qui assure la partie d'octaviste. Au son, il est probablement accompagné par un ou deux autres octavistes. Mais son timbre est sûrement reconnaissable dans cet extrait à écouter dans une ambiance paisible.

L'attraction des voix de basses profondes

Une chose étonne souvent. Ce sont bien entendu les basses profondes, caractéristiques des choeurs orthodoxes, que ce soit dans le répertoire liturgique ou dans celui du folklore ou du chant poétique. Le chant profane aussi bien que le chant liturgique a été illustré dans le monde orthodoxe par les plus grands compositeurs, avec Tchaikowsky ou Rachmaninov, mais combien d'autres aussi, qui lui ont écrit des pages superbes.

Dans le choeur orthodoxe, les parties de basses sont d'une importance indéniable. Mais, on remarque aussi la participation des timbres de ténors, souvent en apportant le brillant et la puissance qui manquent à la basse profonde. Une écoute plus attentive amène aussi à l'idée que les voix moyennes, de basse chantante ou de baryton, sont aussi d'une grande importance dans cette chimie vocale si efficace qu'est le choeur orthodoxe à voix d'hommes.

Pour s'en convaincre, le choeur des Cosaques du Don de Zharov n'est pas le meilleur exemple. Non pas que ses voix moyennes soient décevantes. Le choeur est à la fois trop puissant et trop nombreux pour parvenir à distinguer ces voix centrales. Mais, si on a la chance d'écouter en concert dans une bonne acoustique ni trop sèche ni trop réverbérante un choeur moderne, réduit de 4 à 9 voix, et que les chanteurs y sont tour à tour solistes et choristes, on goûtera la richesse de timbre nécessaire pour tous les pupitres du choeur orthodoxe. Hélas, plus celui de Zharov, qui chante maintenant, nous en sommes certains, dans le Paradis.

Comme on est parti du choeur de Zharov, ce sont les voix d'homme dont il est surtout question ici. Mais, la richesse des voix de femme est particulièrement remarquable aussi. On peut même remarquer que les voix de soprano qui font le dessus, comme les ténors des choeurs d'homme, ont des voix comparativement plus chaudes que celles des ténors. Et cette qualité est partagée pour toutes les tessitures de femme.

On note que ce sont des voix qui ont toutes un certain vibrato. Parfois, les basses profondes ont même un vibrato très prononcé, provenant de la fatigue de ces voix extrêmes. Il est très remarquable que les meilleurs solistes octavistes présentent cependant des vibratos très bien contrôlés. Quand ils sont jeunes, comme actuellement (2009 ...) Mikhaïl Kruglov, et dans une moindre mesure, Vladimir Miller qui prend de l'âge, les octavistes ont des voix droites et métalliques. A la différence, l'ampleur et la richesse harmonique de chanteurs plus âgés, comme Vladimir Passioukov, sont remarquables. Tous ces chanteurs utilisent de manière savante la technique du chant lyrique italien d'opéra. Cette technique est reconnaissable à la gestion du souffle et à son appui permanent, et plus encore, avec la projection de la voix dans les résonateurs d'une part et en avant du chanteur, d'autre part, avec une égalité et une identité sur toute la tessiture du chanteur.

Une telle chose n'est pas étonnante. Il suffit d'écouter les grandes voix de basse italienne comme Siepi ou Pinza pour découvrir la proximité des basses russes. Une star en Russie comme Vladimir Miller a étudié le chant lyrique auprès de la prestigieuse basse allemande Kurt Moll qui bien évidemment, est un maître de l'école italienne.

La magie de la voix d'octaviste est permanente dans l'Histoire de la musique. Cette admiration se lit par exemple dans la littérature du XVIII° siècle, quand on a commencé à faire des concerts. On peut lire des récits par exemple chez l'anglais Burney. Plus tard, Berlioz sera émerveillé par les choeurs des églises de Saint-Pétersbourg. On peut trouver un écho de cette admiration notamment dans le choeur des Bergers de son Oratorio de Noël, en suivant la partie de basse de choeur.

Mais, seule l'art orthodoxe a vraiment développé une littérature de choeur avec basse profonde, ou octaviste, probablement grâce à l'enrichissement harmonique des sonorités de la langue russe en particulier et des langues slaves plus généralement. Dans la palette des couleurs sonores, l'octaviste apporte à la fois une sérénité, mais aussi une tension ressenties en contradiction l'une l'autre.

Cette voix d'octaviste est particulièrement opposée à la voix blanche du chanteur grégorien qui exprime principalement un autre genre de sérénité, mais sûrement pas de tension. La voix grégorienne est une voix de l'allégresse. Cette opposition entre la voix grégorienne, sérénité et allégresse, avec celle de l'octaviste orthodoxe, sérénité et tension, pourrait être représentative de la différence entre la culture orthodoxe et la culture latine.

Mais, il est étrange que, alors que la voix grégrorienne est très bien implantée dans la musique liturgique - même si, réforme vaticane oblige, elle est plus un souvenir qu'autre chose - elle ne s'est jamais aventurée à notre connaissance dans la musique profane où son allégresse aurait été un atout. Au contraire, le choeur orthodoxe aborde facilement et naturellement la musique la plus profane, la plus exhubérante qui soit alors que l'octaviste est une voix de la tension, du drame.

Plusieurs choeurs russes font ces dernières années une parfaite illustration de cette capacité de double monde : liturgique et profane. On peut citer le choeur d'hommes Saint-Pétersbourg, ou le Choeur des Moines de la Laure du Saint-Esprit de Saint-Pétersbourg, ou encore le Choeur Valaam. Leurs concerts et leurs enregistrements sont le plus souvent en deux parties : profane d'abord, puis liturgique ensuite.

Sauvés du monde soviétique, ces choeurs ont trouvé un équilibre entre liturgie et art profane. Ils ont développé aussi un raffinement musical que n'avait pas le Choeur historique des Cosaques du Don. Mais, une fois de plus, l'ecoute de ses enregistrements des années 30 à 60 permet de dégager une rudesse qui est sûrement aussi une composante essentielle de l'âme orthodoxe.
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