Note de Lecture - "Quatrevingt-Treize" Philippe Brindet 4 aout 2009 |
"Quatrevingt-Treize" est un roman écrit par Hugo et publié en 1873, soit peu de temps après la Commune qui, par de nombreux aspect avait repris les prescriptions terroristes de 1793. A cette époque, deux tendances étaient particulièrement importantes dans la société française : le jacobinisme dans ses manifestations les plus sanglantes, telles que la Commune les a appliquées, et le patriotisme revanchard, excité par la défaite devant les Prussiens. La position de Hugo sur la grande Révolution est assez difficile à cerner. Il a participé avec des politologues comme Tocqueville à la distinction entre 1789 et 1793. D'une certaine manière, Hugo soutient l'idée de Tocqueville selon lequel 1789 est une simple évolution des structures de l'Ancien Régime. Ce qui a transformé la société de 1789 en un Ancien Régime, c'est la tendance robespierriste. S'il y a un avant et un après la grande Révolution, c'est bien plus à cause de 1793 que de 1789. De ce fait, le titre du roman de Hugo est d'une importance capitale dans la formation de la conscience politique de la France contemporaine. Mais, Hugo introduit dans son roman une analyse politique innattendue qui semble dérouter les commentateurs. Ainsi, de nombreux analystes hugoliens soulignent que Hugo est passé du royalisme de sa mère au républicanisme de son père de 1805 à 1865. A l'époque de "Quatrevingt-Treize", Hugo était un républicain pratiquement à l'extrême-gauche. Elu de la minorité républicaine à l'Assemblée nationale en 1871, Hugo va défendre le socialiste Garibaldi, élu en 1872 "par erreur" alors qu'il n'avait pas la nationalité française requise pour être un élu du peuple français. Sénateur de Paris quelques années plus tard, Hugo propose une loi d'amnistie des communards. Or, les commentateurs républicains de "Quatrevingt-Treize" soulignent une étrange connivence entre Hugo et les passions de l'émigré Lantenac et du traître à la République, Gauvain. Ils l'expliquent par le "royalisme" de Sophie Trébuchet, la mère de Hugo. Ils font souvent, à la suite de littérateurs comme Manceron, de Hugo un ennemi de la République. C'est une faute inexcusable, parce que, quand Hugo publie "Quatrevingt-Treize", il a 70 ans et il est farouchement républicain depuis vingt ans. Plus encore, si on examine les données biographiques des parents de Hugo, un tel commentaire paraît largement infondé. En effet, le royalisme de Sophie Trébuchet paraît des plus circonstanciels. Son frère et son grand-père étaient juges au tribunal du boucher de Nantes, Carrier. Elle appartient donc plutôt à un milieu extrêmiste républicain. Ses actes de résistance se sont limités, ce qui ne retire rien à son courage, à cacher des recherches des sbires de la police de Fouché, c'est-à-dire après Thermidor, un général "ami" de son mari, Lahorie, qui a sûrement été son amant, à une époque où les anciens conventionnels étaient autant surveillés que les chouans et autres royalistes. Le républicanisme de Léopold Hugo est des plus limités. Hugo père était un officier de l'armée française. Il a bien participé aux guerres vendéennes à un grade subalterne. Il exécutait les ordres et sa conscience politique ne s'est pas révélée dans des actes républicains autonomes. Il a embrassé l'Empire comme la plupart des militaires, à l'encontre de Carnot, sans le moindre trouble de conscience. Enfin, quand Hugo publie "Quatrevingt-Treize", il a soixante-dix ans. Il a été, élu du peuple, proscrit. C'est un homme extrêmement énergique, à l'esprit indépendant. Si il exprime une fidélité à ses parents dans des termes lyriques, qui sont caractéristiques de son style et de celui du XIX° siècle d'ailleurs, ces termes n'indiquent jamais une soumission maladive aux options de son père ou de sa mère. Mais, ce qui ressort en effet de l'évolution de ses écrits, c'est que Hugo lui-même passe d'une sympathie pour l'Ancien Régime, à une vénération pour l'épopée napoléonienne. Il tentera un "retour" monarchiste pendant la Restauration, "les yeux fixés sur le vicomte de Chateaubriand" disent certains. C'est aux alentours de 1830 que, emporté par la tourmente des luttes pour la liberté de la presse, Hugo devient de plus en plus marqué par le républicanisme. Il ne sera pas le dernier des littérateurs qui commencent à publier "à droite" à l'âge de vingt ans pour terminer "dangereux extrêmistes de gauche" à quatre-vingt ans. Son parcours politique en 1873, lorsqu'il publie "Qautrevingt-Treize" est terminé. Il a écrit un roman de gauche et il est selon Yves Gohain, qui fait la préface de l'édition Folio de 1979, "un témoin engagé", un prédecesseur de Sartre et de Blanchot, de Mauriac et de tant d'autres. Le roman est contruit autour de trois thèses incarnées par trois personnages : Lantenac, Cimourdain et Gauvain. Et assurément, Gauvain est le porte-parole de l'idéologie hugolienne. Repassons les trois thèses. 1 - Lantenac, le réactionnaire Le premier personnage du roman est le marquis de Lantenac. Il est le royaliste de service dans le roman. Vieillard robuste et athlétique, Hugo le définit comme acharné à la destruction des républicains, un peu pour venger Louis XVI et le petit roi emprisonné, Louis XVII, et ce sera son côté religieux, un peu par esprit nobiliaire, et ce sera son côté politique. Hugo va définir son personnage de rude façon. Lantenac est un impitoyable qui utilise comme otages les trois enfants de Martine Fléchard, la malheureuse qui apitoye tous les lecteurs. Il ne fait pas de prisonniers et exécute froidement, après l'avoir décoré, le canonnier à la fois sauveur de la corvette et responsable de la catastrophe du canon fou. Si Hugo avait eu deux sous de sympathie pour les émigrés, la monarchie et les Vendéens, il n'aurait pas ainsi dessiné Lantenac. Au contraire, Hugo n'hésite pas un instant aux plus extrêmes et injustes calomnies contre les combattants vendéens, catholiques fanatiques. "L'insurrection vendéenne est un lugubre malentendu. ... se suicidant pour des absents, .... montrant à quel point la volonté peut être l'impuissance ; ... l'absurdité en rut, bâtissant contre la lumière un garde-fou de ténèbres ; ...." (p. 251, folio 1979)Cette citation est tirée du chapitre intitulé "La Vendée a fini la Bretagne" dans lequel on cherchera en vain en quoi les Bretons auraient résisté aux patriotes de meilleure manière que les Vendéens. Il faut en déduire que la lâcheté et l'opprobre pour Hugo se trouvent toutes entières dans le camp de la résistance à la République. Et la lumière vient de la République quand l'obscurité émane de la résistance. Mais, Hugo est un personnage complexe. Agé, il est composé de strates diverses. Rusé, il sait qu'il faut plaire et déplaire à tous. Son roman est composé de sorte que Lantenac est une parfaite ordure pour les républicains et un grand homme pour les royalistes. Tout le monde est content. Voilà comment se fabrique un best-seller. Lorsque Lantenac est pris, Gauvain vient le trouver dans sa prison. Et au lieu que ce soit Gauvain qui parle, c'est Lantenac qui nous gratifie d'un discours programmatique de la réaction. Hugo n'a-t'il pas définie la réaction vendéenne comme "l'absurdité en rut, bâtissant contre la lumière un garde-fou de ténèbres". Toujours est-il que le discours de Lantenac à Gauvain, le vicomte devenu républicain, est un sacarstique plaidoyer pour l'Ancien Régime. "Monsieur le vicomte, vous ne savez peut être plus ce que c'est qu'un gentilhomme. Eh bien, en voila un, c'est moi. Regardez ça. C'est curieux, ça croit en Dieu, ça croit à la tradition, ça croit à la famille, ça croit à ses aïeux, ça croit à l'exemple de son père, à la fidélité, à la loyauté, au devoir envers son prince, au respect des vieilles lois, à la vertu, à la justice ; et ça vous ferait fusiller avec plaisir." (folio 79, p 445)Ce qui est très curieux dans cette sortie, à la phraséologie près, c'est qu'on pourrait la croire de la main de Robespierre lui-même. Lantenac se voit prêter un "mot" caractéristique des réactionnaires face aux Lumières et à la Révolution : "Quand on pense que rien de tout cela ne serait arrivé si on avait pendu Voltaire et mis Rousseau aux galères." (folio 1979, p 447)et un peu plus loin : "... et puis ces messieurs les philosophes sont venus, on a brûlé les écrits au lieu de brûler les auteurs, les cabales de la cour s'en sont mêlés ; il y a eu tous ces benêts, Turgot, Quesnay, ... L'Encyclopédie, Diderot ... Ah ! les méchants bélîtres ; ..."Ce "mot" mis dans la bouche d'un personnage de roman va ensuite faire fortune aussi bien parmi les gens de la droite anti-républicaine que parmi les gens de la gauche anti-française, les uns pour s'en réclamer, les autres pour s'en servir pour caractériser la réaction. A un point tel qu'on se demande si Hugo n'a pas eu une formule trop belle qui, passée dans l'inconscient du lu littéraire, ressort comme une vérité dans les analyses des uns et des autres sur la France contemporaine. Lantenac a aussi une remarque éclairante sur les conditions qui font une révolution. La réaction a elle-même participé à l'établissement de la Révolution. "Ah ça ! Qu'est-ce que vous lui reprochiez à la monarchie ? C'est vrai, on envoyait l'abbé Pucelle à l'abbaye de Corbigny, ... et quant à votre monsieur Titon qui avait été s'il vous plait un fort débauché, ... on le transférait au chateau de Ham en Picardie, qui est, j'en conviens, un assez vilain endroit. Voilà les griefs ; je m'en souviens ; j'ai crié aussi dans mon temps ; j'ai été aussi bête que vous." (folio 79, p 447)La remarque de Lantenac est particulièrement suggestive parce que, dans la période pré-révolutionnaire, même les "gentilhommes" défendaient la canaille et il est alors étrange que Lantenac dise à la fois de lui que "ça croit ... au respect des vieilles lois" et "j'ai crié aussi en mon temps". Mais Hugo nous montre ainsi que la confusion des valeurs sociales est telle en période pré-révolutionnaire que plus rien ne peut empêcher la conflagration de se produire. Et quand elle se produit, il existe une partie de la société qui se souvient des vieilles lois et qui tente de les restaurer quand le reste de la société se donne de nouvelles règles sociales. Si les conservateurs triomphent, la révolution échoue. Si la révolution élimine les vieilles lois, les novateurs éliminent les conservateurs. Quand on retourne à l'histoire du dernier quart du XVIII° siècle, on constate que plus personne dans la période pré-révolutionnaire ne suivant les anciennes lois, ni les traditions nobiliaires. Le clergé ne respectait pas plus le lois canoniques ni les traditions écclésiastiques. La bourgeoisie ne rêvait que d'acquérir des quartiers de noblesse, et la paysannerie faisait tout pour donner ses fils à l'Eglise. Ainsi Louis XVI ne rêvait que de plaisirs bourgeois et la Reine de petits jeux à Trianon. Le duc d'Orléans était un gros promoteur immobilier - au Palais-Royal avec Choderlos de Laclos notamment - et le reste de l'aristocratie de pouvoir faisait de même. Il y avait, sinon une égalité des conditions, une identité des programmations sociales qui appelait une égalité des conditions que seule une révolution sanglante pouvait apporter. 2 - Cimourdain, le jacobin L'élément le plus important à saisir chez Cimourdain est qu'il est prêtre. C'est manifestement une originalité de Hugo, qui a étudié toute la révolution française, que de souligner la proportion incroyable d'ecclésiastiques qui ont pris une part active à toutes les étapes de la révolution, que ce soit en 1789, en 1793 ou après Thermidor. Seul Napoléon parviendra à les faire rentrer dans leurs presbytères. Et encore dût-il subir Bertier et Talleyrand. Cette notation n'est pas si fréquente. Il semble même qu'elle soit complètement perdue dans les ouvrages officiels des vingt dernières années parus sur la Révolution française. Ainsi, on peut lire des ouvrages entiers sur Siéyès sans que leur auteur ne se soucie un instant du fait que Siéyès était vicaire général de Lubersac, l'évêque de Chartres. Il est d'ailleurs amusant que, dans "Quatrevingt-Treize", quand Hugo parle de Siéyès (folio 79, p. 207), il ne révèle pas sa prêtrise. Hugo dans "Quatrevingt-Treize", dénonce à tout va les prêtres honteux. " ... La Reynie, l'ancien grand vicaire de Chartres qui avait remplacé son bréviaire par le Père Duchesnes ; ..." (folio 79, p. 155) " Il (Cimourdain) avait pour vicaire, ou pour aide de camp, comme on voudra, cet autre prêtre républicain, Danjou, que le peuple aimait pour sa haute taille et avait baptisé l'abbé Six-Pieds." (folio 79, p159)Ainsi, Hugo ne cite-t'il pas moins de quatorze prêtres quand il détaille la convention de 1793. L'aspect anti-catholique de la Révolution n'a pas non plus échappé à Hugo : "Aux Porcherons et chez Ramponneau, des hommes affublés de surplis et d'étoles, montés sur des ânes carapaçonnés de chasubles, se faisaient verser le vin des cabarets dans les ciboires des cathédrales." (folio 79, p. 142)Pour en revenir au dessin du personnage de Cimourdain, Hugo dit de lui : "Prêtre, il avait par orgueil, hasard ou hauteur d'âme, observé ses voeux ; mais il n'avait su garder sa croyance.. La science avait démoli sa foi ; le dogme s'était évanoui en lui." (folio 79, p. 149)La croyance que la science démoli la foi est, sous la plume de Hugo, l'une de ces idées reçues les mieux partagées du XIX° siècle et que, même les Goncourt dans leur Dictionnaire, n'avaient pas su débusquer. En réalité, la science en tant qu'elle est connaissance de faits objectifs et de théories fermées à leur égard, ne peut jamais agir sur la foi. On perd la foi quand on refuse d'étudier de manière ouverte les faits objectifs de la religion, absolument comme on perd la science quand on refuse de se référer aux faits objectifs du monde sensible, pour préférer les affirmations d'autorité. Mais, le personnage de Cimourdain le jacobin, prêtre renégat, préfiguration des commissaires politiques de l'Armée rouge ou du Viet Minh - on pense à un Boudarel, ancien séminariste, devenu commissaire politique pour la rééducation par la mort des soldats français - n'a pas le droit d'avoir la foi parmi les cadres de la Révolution jacobine. Alors, il l'a abandonné sans regret parce qu'il en était sans habitude, au détour d'un couloir de la prison de l'Abbaye, avant de décider de l'élimination d'un ennemi du peuple. On sent que Hugo a tout tenté pour rendre le personnage attractif. Mais, le dégoût pour le rénégat l'emporte chez Hugo sur la "pureté" révolutionnaire que Cimourdain incarne en emportant un peu de l'"incorruptibilité" de Robespierre. La "paternité préceptorale" de Cimourdain sur Gauvain est présentée de manière aussi émouvante que possible. Malheureusement, comme Blücher le dira de Bourmont trahissant à Ligny en 1815, "une canaille est toujours une canaille" et les efforts de Hugo ne sauvent pas la noirceur de Cirmoudain. On se demande si la paire Cimourdain-Gauvain, du commissaire politique chargé de surveiller l'officier supérieur miliatire, caractéristique de la formation de l'Armée soviétique par Trotski ne serait pas une invention hugolienne. En effet, on ne voit pas de tels exemples dans l'Histoire de la Révolution. Cependant, on se souvient que Saint-Just et Le Bas, mais aussi Fouché et tant d'autres étaient des conventionnels envoyés en mission aux Armées, notamment par le Comité de Salut Public. Ils étaient pourtant distincts du pouvoir militaire et leur juridiction était universelle, quand Cimourdain est vraiment "collé" à son officier général, Gauvain. Hugo inpire certainement ici Lénine et Trotski qui traduiront la technique de la paire Gauvain - Cimourdain dans la doublette du Commissaire politique et du commandant d'unité de l'Armée Rouge. Quatre-vingt millions de morts ! Père Hugo ! Vous avez été mieux inspiré ailleurs ! 3 - Gauvain, le prophète Gauvain, vicomte, a trahi sa caste en devenant commandant républicain de l'armée des Côtes-du-Nord. Son oncle Lantenac le lui jette à la face : "Monsieur, je vais vous apprendre une chose, vous vous appelez Gauvain, et, chose bizarre, vous avez du sang noble dans les veines, pardieu, le même sang que le mien, et ce sang qui fait de moi un homme d'honneur fait de vous un gueusard." (folio 79, p. 446)Hugo ne peut pas mieux décrire cette chose évidente et toujours oubliée, que les hommes de la Révolution, les républicains les mieux corrects, sont tous des gens de l'Ancien Régime. La Révolution prétend fonder un monde nouveau. Mais c'est toujours avec de vieilles gens. La sympathie que dégage Gauvain, et que le lecteur ressent sans effort, nous montre assez que Gauvain est chargé de tenir le discours humanitarien de Hugo. Ainsi, rechercher les principes dits par Gauvain, c'est se rapprocher de la pensée politique de Hugo. Trois passages du roman sont particulièrement limpides à ce sujet : les retrouvailles de Gauvain et de Cimourdain, Gauvain pensif avant d'entrer dans la prison de Lantenac et enfin, le dialogue de Gauvain et de Cimourdain avant la justice parodique qui va les envoyer tous les deux à la mort. Dans la première rencontre entre Gauvain et Cimourdain, Hugo souligne que la férocité de Cimourdain s'oppose à l'humanité de Gauvain. Mais, il ne faut pas se tromper sur l'"humanité" de Gauvain. "- Moi, dit Gauvain, je suis pour la mort militaire. - Et moi, répliqua Cimourdain, pour la mort révolutionnaire." (folio 79, p. 292)En somme, Gauvain élimine au fusil quand Cimourdain élimine à la guillotine. On voit combien l'humanitarisme de Hugo est limité. Mais, on voit la direction que prend la pensée politique de Hugo quand Gauvain déclare : "- Je ne fais pas la guerre aux femmes .... - Je ne fais pas la guerre aux vieillards .... - Je ne fais pas la guerre aux enfants ... - Mon maître, je ne suis pas un homme politique." (folio 79, p.292)On voit donc que Hugo ne considère pas son idéologie comme une idéologie politique, sauf peut être pour les "hommes" qu'il est près à éliminer par fusillde, mais pas par guillotine. Et de fait, Cimourdain, lui rétorque : "Tâche de ne pas être un homme dangereux."On se demande en quoi le "pacifisme" ou l'humanitarisme de Gauvain serait dangereux à la République. Mais, on verra que le fait que Cimourdain fut prêtre le rend sensible à un déterminisme hugolien que l'on verra plus loin. "La révolution ampute le monde. De là cette hémorragie, 93. - Le chirurgien est calme, dit Gauvain, et les hommes que je vois sont violents." (folio 79, p. 295)Cette réplique de Gauvain à Cimourdain est une critique féroce de la croyance révolutionnaire à sa scientificité. Gauvain renvoie 93 à sa sauvagerie inqualifiable. "Et Gauvain reprit : - Liberté, Egalité, Fraternité sont des dogmes de paix et d'harmonie. Pourquoi leur donner un aspect effrayant ? Que voulons-nous ? conquérir les peuples à la république universelle. Eh bien, ne leur faisons pas peur." (folio 79, p. 296)Hugo réfère aux trois valeurs républicaines comme à des dogmes, c'est-à-dire à des éléments théologiques d'une religion. Et comme dans la religion chrétienne, ce sont des vertus de paix et d'harmonie, une pédagogie émolliente qui sont préférées à la peur et à la contrainte. L'idéologie politique de Hugo prend une direction à la fois religieuse et universelle. Comme le christianisme catholique dont la révolution dérive comme une décadence totale. Et cette décadence n'est pas sans rapport avec la présence de nombreux prêtres renégats dans le personnel politique de la Révolution. Lantenac pris, Gauvain se trouve pris au piège de sa promesse de fusiller Lantenac alors qu'il a prétendu ne pas massacrer les vieillards. Pire encore, il sait que Lantenac ne sera pas fusillé, mais hideusement guillotiné. Alors, il se trouve pris au tribunal de sa conscience. Hugo décrit les tourments de Gauvain, écarté du processus d'élimination de Lantenac. Pour expliquer ce débat, Hugo utilise une saisissante image : "... Gauvain venait de voir un miracle.La stratégie christique qui triomphe par sa faiblesse s'impose à nouveau à l'état de forme pervertie dans l'idéologie hugolienne. Mais, on ne peut s'empêcher de calculer entre les vainqueurs et les vaincus que fait Hugo, il ne reste rien de vivant. " ... Non la guerre civile n'existe pas, la barbarie n'existe pas, ...pour dissiper ces spectres, il suffit de cette aurore, l'enfance.On se demande si la référence à Satan d'abord, puis à une non manifestation de Dieu, ne permet elle pas à Hugo de rendre acceptable à l'incroyance républicaine la croyance dans son idéologie non-politique qui, en fait, est essentiellement une non-religion tirée de la perversion du catholicisme mise en oeuvre par Grégoire, dont Hugo déclare : "... Grégoire, évêque, digne d'abord de la primitive Eglise, mais qui ... " (folio 79, p. 204)La référence à l'enfance est aussi tirée par Hugo du christianisme évangélique quand le Christ déclare : "Laissez venir à moi les petits enfants." " Quel rapetissement (guillotiner Lantenac) pour la république ! ... Et la haute loi divine de pardon d'abnégation, de rédemption, de sacrifice existerait pour les combattants de l'erreur (Lantenac qui a sauvé les trois enfants de Fléchard) et n'existerait pas pour les soldats de la vérité (les bourreaux de Cimourdain)!" (folio 79, p. 432)Hugo se réfère maintenant à la "haute loi divine" et les prescriptions de cette loi, pardon abnégation, rédemption et sacrifice sont caractéristiques, même si elles sont un peu désordonnées et brouillées, du catholicisme. "... le porte-glaive s'était métamophosé en porte-lumière. L'infernal Satan était redevenu le Lucifer céleste. Lantenac s'était racheté de toutes ses barbaries par un acte de sacrifice ; ..." (folio 79, p. 439)Il n'est pas utile de détailler les deux perversions que Hugo fait subir à l'Histoire du Salut de la théologie catholique. Mais, ce passage renforce encore la caractéristique de perversion du catholicisme qui est implicite dans l'idéologie hugolienne, ni politique, ni religieuse, mais toujours religion au service de la politique, comme Grégoire pensait le cadre de sa sinistre Eglise constitutionnelle. Gauvain inculpé, condamné à la guillotine reçoit la visite de son maître à penser, le prêtre renégat Cimourdain. Leur dialogue va finir de cerner l'idéologie hugolienne. "Je n'étais qu'un seigneur, vous (Cimourdain) avez fait de moi un citoyen ; je n'étais qu'un citoyen, vous avez fait de moi un esprit ; vous m'avez fait propre, comme homme, à la vie terrestre et comme âme, à la vie céleste." (folio 79, p. 465)Ainsi, une fois de plus, si les républicains croyaient que Hugo ne se situe pas dans le cadre de la Révolution, Gauvain leur martèle qu'il est le fruit de Cimourdain, le maître idéologue. Mais ce maître idéologue est essentiellement prêtre, en ce sens que c'est lui qui détermine ce qu'est la religion. Et il doit tenir à la fois la république et le culte, la terre et le ciel. Et ce dont ne se rendent pas compte les stupides laïcistes républicains, c'est que, sans la prêtrise de Cimourdain, leur traitrise sur la société des hommes n'est qu'une vélléité sans énergie. Il leur faut le sang et l'argent pour avancer. Cimourdain leur donne le cadre que voyait Robespierre. Et cela, Hugo-Gauvain l'a parfaitement perçu. D'ailleurs, si l'on veut lever le moindre doute, on peut se reporter peu avant l'assaut de la Tourgue à la longue exorde de Cimourdain aux assiégés royalistes : " ... Vous saurez plus tard, ... que tout ce qui se fait en ce moment se fait par l'accomplissement des lois d'en haut, et que ce qu'il y a dans la Révolution, c'est Dieu. ... Oui celui qui vous parle est un citoyen, et dans ce citoyen, oui, il y a un prêtre. Le citoyen vous combat, mais le prêtre vous supplie. Ecoutez moi." (folio 79, p. 375)On voit combien il est impossible d'opposer les thèses personnifiées par les trois personnages de Lantenac, de Cimourdain et de Gauvain. Pour y parvenir il faut voir une formation en triangle. Lantenac produit Gauvain avec Cimourdain. Mais Cimourdain s'oppose à Lantenac malgré le lien de Gauvain avec Lantenac. On note à nouveau dans 93 la dimension religieuse double, absolue apportée par la prêtrise de Cimourdain qui est une prêtrise d'apostolat par la parole, idéale apportée par l'humanitarisme de Gauvain, qui croit aux trois dogmes de la Révolution qui remplacent la Trinité du catholicisme détruit. Mais on note aussi la double nature du leader républicain. Il est à la fois le citoyen inflexible et le prêtre qui supplie. Curieuse association qui trouve comme un écho dans "l'alliance du trône et de l'autel", et plus tard, dans "l'alliance du sabre et du goupillon" des régimes réactionnaires qui suivront la Révolution. "Gauvain disait :La suite du dialogue serait à citer entièrement, tant ce dialogue est inventeur des errances les plus folles, tant de la politique que de la religion dans la zone occidentale aux XX° et XXI° siècles. Ce que l'on peut dire, c'est que les républicains laïcistes ne voient que la partie visible et provisoire que dit Cimourdain. Cimourdain voit le définitif. Et ce définitif et celui d'une société absolument pétrifiée par le marbre de la loi. Gauvain introduit alors la nuance hugolienne : le définitif ne sera pas "absolument pétrifié", mais "idéalement pétrifié". On croit cauchemarder. Parce que la pétrification tel que l'entendent et Cimourdain et Gauvain, c'est la mort, l'élimination physique des déviants de la République. La Révolution-République qu'elle soit vue par l'inflexible légaliste Cimourdain ou par le pensif poète Gauvain est toujours un régime dictatorial qui élimine par la mort les individus tenus pour déviants. Cette Révolution-République chez Gauvain admet une troisième étape. Et on pense s'il ne s'agit pas d'une "église-religion". Cimourdain lui rétorque : "- Tu ne parles pas de Dieu.A l'encontre de Comte, Hugo voit la religion comme le troisième état progressiste du monde. Mais c'est un Dieu automate : quand on est arrivé "il" s'ouvre. On ne peut aller plus loin dans l'illusion. Gauvain décrit alors la pulsion rousseauiste de Hugo : "Soyons la société humaine. Plus grande que nature. ... La société c'est la nature sublimée. Je veux tous ce qui manque aux ruches ... Je veux que chacun des attributs de l'homme soit un symbole de civilisation et un patron de progrès ; je veux la liberté devant l'esprit, l'égalité devant le coeur, la fraternité devant l'âme." (folio 79, p. 473) Cimourdain le prêtre se suicide en condamnant à mort Gauvain le prophète. Et Lantenac s'en alla. On conçoit que les commentateurs républicains aient quelque difficulté avec cet épilogue. Ce qui les gêne, ce n'est pas la mort de Gauvain, c'est le suicide d'un Cimourdain victorieux. Ce qui les consterne, c'est la liberté de Lantenac, ennemi de la "liberté". De ce fait, certains recherchent chez Hugo une faute républicaine qui explique cette incroyable défaillance du roman. Quand le soleil se lève sur la cour de la Tourgue, occupée par la guillotine vers laquelle s'avance le condamné Gauvain, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes républicains. "- Force à la loi ! On reconnut l'accent inexorable : Cimourdain avait parlé. L'armée frissonna." (folio 79, p. 481)La machine se grippe cependant d'un seul coup : "Quand il (Gauvain) fut lié .... il cria : - Vive la République !" (folio 79, p. 482)Le rituel du meurtre républicain ne peut laisser parler le coupable. Pour Louis XVI à la Concorde, Santerre avait fait battre les tambours et Louis XVI avait haussé les épaules. Et la folie s'empare alors du roman : " ... au moment où la tête de Gauvain roulait dans le panier, Cimourdain se traversait le coeur d'une balle." (folio 79, p. 482)Le bon républicain Cimourdain se suicide à la mort du traître à la révolution, Gauvain. On approche le scandale républicain absolu. Mais, la dernière phrase du roman est pire encore : "Et ces deux âmes (de Gauvain et de Cimourdain), soeurs tragiques, s'envolèrent ensemble, l'ombre de l'une mêlée à la lumière de l'autre." (folio 79, p. 482)La confusion du juge républicain et du condamné, allié objectif de la réaction, est insupportable à l'idéologie révolutionnaire. Ce Hugo, aucune conscience politique ! |